lundi 2 janvier 2023

go de Frédérique Guétat-Liviani - Illustration musicale : "Cow Cow Blues" par "Cow Cow Davenport" en 1927.

 

MERCI GRAND à Pierre Gondran Dit Remoux qui a su approcher le poème jusqu'à la peau de la bête.

go, de Frédérique Guétat-Liviani, par Pierre Gondran Dit Remoux
L’acuité du propos de l’ouvrage go de Frédérique Guétat-Liviani n’a cessé de grandir depuis sa parution en 2018 chez Julien Nègre Éditeur (illustrations de Yoshiko Tesaki). Il s’agit d’un poème-peau, la peau de la vache universelle (go signifie « vache » en sanskrit) dilacérée en vingt-neuf fragments, comme autant de courts poèmes indépendants. Le thème foncièrement original de l’ouvrage, la lactation, se déploie dans ses dimensions zootechnique, symbolique, anthropologique. De la dénonciation sensible et complexe de l’élevage intensif émergera la nécessité de la militance, du changement de comportement individuel et collectif — thème plus que jamais prégnant, notamment chez les jeunes adultes.
Rappelons : pour que la vache donne du lait à l’homme, il faut lui faire faire un veau (par insémination artificielle) et secondairement la séparer de ce veau (le mâle est voué à l’abattoir, la jeune génisse, nourrie artificiellement, sera gardée pour renouvellement du troupeau). De cette thématique de la lactation et du déchirement premier entre la mère et son veau Frédérique Guétat-Liviani tire plusieurs fils qui serpentent de poème en poème.
Le plus politique est le questionnement vis-à-vis de la cruauté et de l’ampleur de l’élevage intensif, mais aussi de l’aliénation des agriculteurs éleveurs. Sur ce thème alternent des poèmes documentalistes du fonctionnement d’un élevage (fragments 7, 8, 11, 12) et des poèmes d’une grande puissance évocatrice, tel le fragment 22 où la vache « meugle longuement (…) le nom inouï/nom du veau » — les hommes sourds « mettront à la bouche la viande prénommée », le manger de la viande bovine prenant alors une dimension de quasi-canibalisme : puisque la viande a un nom, elle est bien celle d’un être à l’égal des hommes porteurs de noms (revendication clé de l’antispécisme*). Le plus déroutant est le thème de la métamorphose de l’humain (mâle) : métamorphose en un homme-nourrice par la pousse de seins lactifères ensorcelés (miroir inverse d’un Tirésias d’Apollinaire, qui deviendrait Thérèse, gagnant « sa vie en pratiquant l’allaitement mercenaire », ce qui lui plaît, le masculin exploiteur contraint à l’allaitement pouvant alors saisir le déchirement du veau enlevé à la mère allaitante — mon interprétation) ou encore en un herbivore juste capable de reptation (fragment 16), comme une punition du mal fait aux bêtes (qui, dans le fragment 14, ruminent littéralement leur vengeance) ; à plusieurs reprises la ruralité sorcière est évoquée, sans nostalgie puisque les sacrifices animaux s’avéreront vains (« la question restera posée », fragment 24) et ne dresseront finalement que les prémices des rapports à l’animal fondés sur la destruction. Outre le viol (poème 1 créant le rapport a-spéciste entre la génisse artificiellement inséminée et la jeune fille violée — qui manque s’acheter un tissu imitant la robe d’une vache), le thème le plus intime (à l’évocation particulièrement réussi) est le lien ambigu et pluriel de la jeune mère à son nourrisson à nourrir : les seins non tétés tendus et douloureux de la mère abandonnante (fragment 16, comme le pis distendu de la vache laitière avant la traite), au contraire des seins plats qui ne donnent pas de lait de la fille-mère qui fugue avec l’enfant qui mourra (fragment 27).
Car c’est bien de la fugue qu’au fond l’autrice nous parle : il faut sauter la barrière électrifiée du champ des bovins en souffrance (fragment 28 : « une secousse nous a fait crier »), symbole du carcan de la société maltraitante. Le dernier fragment est d’un optimisme probablement tout personnel, contant l’engagement associatif (la lutte contre la souffrance animale et, peut-être, le véganisme) : que les bêtes sauvées de l’abattoir « finissent leur vie dignement » serait-elle la condition de la dignité de l’homme ? la condition pour recoudre la peau de go la Mère-Vache universelle ?
Cette coïncidence des destins de la femme et de la vache est brutale et dérangeante : elle est à appréhender comme un motif fondamental du militantisme antispéciste.
Quant au formalisme, le lecteur pourra lancer sa propre interprétation : devant ces paragraphes comme troués par des blancs, on pourra certainement voir les taches de la robe des vaches laitières puisque chaque poème est fragment du poème-peau de la vache go ; j’y vois plutôt les gouttes du lait répandu au très beau fragment 3 (cf. l’extrait), du lait poisse qui s’épand de n’être pas ingurgité par le veau — le gâchis est donc ailleurs, plus fondamental —, tout au plus ce lait aura eu la fonction vraie d’antidote à l’ypérite de la Grande Guerre (« son visage blême est protégé contre le gaz ») — la Grande Boucherie.
* À l’opposé du spécisme, qui serait une forme de discrimination concernant l'espèce, étant entendu que l’espèce humaine est au-dessus de toutes les autres, l’antispécisme affirme que l’espèce à laquelle appartient un animal, humain compris, ne constitue pas un critère pertinent pour juger des droits qu'on doit lui accorder.
Extrait fragment 3 « Le lait ».
La fille trempe ses deux mains dans le bol le lait déborde quand les mains sont dedans il coule sur la table puis le long de la toile cirée goutte à goutte au sol une flaque se forme la fille approche ses mains l’une de l’autre ça fait comme un petit récipient elle asperge sa figure avec le liquide elle étale le lait partout sur sa figure des petites gouttes blanches s’accrochent sur ses cils sur ses sourcils elle essaie de ne pas mouiller ses cheveux mais une mèche pend elle replace la mèche grise derrière l’oreille son visage blême est protégé contre le gaz les larmes laiteuses rejoignent l’émeute le sang reste interdit

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