Un texte de Roger Gilbert-Lecomte sur Arthur Rimbaud,
préface à la Correspondance inédite
d’Arthur Rimbaud, éd. des Cahiers libres, 1929.
Roger
Gilbert-Lecomte
Lettres
de Rimbaud. Le mot « lettres », par une banale association d’idées,
m’im-pose immédiatement le nom de Madame la Marquise de Sévigné. Toute la
valeur des bouts de papier griffonnés à la hâte par Rimbaud éclate dans leur
caractère d’absolue nécessité. La marquise narre pour le plaisir de narrer,
fait de l’art pour l’art avant la lettre. Rimbaud n’écrit que pour réclamer des
services dont il a abso-lument besoin. Ou bien, l’esprit plein à éclater
d’inspiration, le cœur d’indignation, laissent jaillir quelques mots
fulgurants. Le moins possible et le plus vite et le plus simplement. Avec,
comme dans son œuvre, le seul désir et irréalisable de com-muniquer directement
sa pensée toute vive par-delà les mots.
« Cette
langue sera de l’âme pour l’âme. »
Une
porte. Une porte sans serrure apparente, mais terriblement et à jamais fer-mée,
―
condamnée, sourde-muette, matelassée, capitonnée, blindée. Devant la porte des
hommes attendent, sans même frapper, sans même chercher à ouvrir. L’inutilité
de tout geste est évidente. Derrière la porte, dans la chambre, il y a aussi un
homme, mais un seul. Il y a aussi un drame que vit cet unique acteur. Et tous
ceux du dehors savent obscurément ce qui se passe dans la chambre : le
plus vieux drame du monde, et le seul, unique comme l’éternité. Un mystère
silencieux et plein de sang. Un crime immense, un crime rituel, magique, d’où
dépend le sort d’un univers. Un crime auprès duquel toutes les atrocités
commises depuis que l’homme existe ne sont que de pauvres petites actions sans
intérêt ne sont que de pauvres petites actions sans intérêt. Et autour de cet
Acte, le silence de l’air liquide, de l’espace solidifié, du gel, de l’absence
d’oreilles. La porte est fermée par la peur, la peur de cela plus grande que la peur de mourir. Le crime est long,
interminable.
Et
plusieurs fois, sous la porte, du dedans au dehors, l’homme seul a fait glisser
un billet. Ceux qui l’ont lu ont compris qu’il s’agissait de faire passer au
reclus de la nourriture pour qu’il pût durer jusqu’à la fin.
Il
y avait aussi d’étranges allusions au crime qui se commettait. Mais personne n’a
compris.
Ces
billets sont publiés ici.
C’est
bien plutôt cette vraie vie de Rimbaud que la vie extérieure d’aventures
parallèles qui s’impose à l’esprit devant la suite mystérieuse des documents
qui forment cet ouvrage.
Le
24 mai 1870, lettre à Théodore de Banville.
Le
lycéen modèle, prix d’excellence, âgé de 15 ans ―
il s’en donne 17 ― envoie au brave Banville, avec ses vers, cette lettre,
certes étrangement précoce, mais enfin d’enfant. L’enfant qui accompagne tous
les dimanches sa mère terrible à la Grand-Messe. Et déjà le désir de Paris.
La révolte qui ne sait pas encore
comment se réaliser.
Le 25 août 1870, lettre à Izambard, le
professeur confident.
La hantise du départ se précise.
Et ces notes sur la guerre, si
« vécues » pour nous qui avions son âge en 1914...
Le 5 septembre 1870.
Les psychiatres ont depuis longtemps
expliqué les raisons d’une telle fugue. Pour cela, ils ont appelé le besoin de
partir « dromomanie ». (Cf. De l’explication dans les sciences :
« quia est in ea virtus
dormitiva ».)
Le 2 novembre 1870.
La maison du retour.
17 avril 1871.
Charleville.
Les deux lettres de mai 1871. Cependant
que les événements extérieurs se sont précipités. Sa fugue. Guerre. Commune.
Révolution.
Le drame derrière la porte a mûri.
On ne peut plus désormais parler de la
« lettre du Voyant » proprement dite, qui, depuis sa parution en
1912, a suscité tant de commentaires de toutes sortes, sans prendre quelques
précautions. Il ne faut tout de même pas oublier que Rim-baud l’a écrite alors
qu’il avait à peine seize ans. D’autre part, j’imagine ― et tout ce qu’on peut deviner du caractère de Rimbaud me
permet de le supposer ― qu’il a dû rédiger ce texte en
quelques minutes, au courant de la plume. Ce serait donc une erreur de juger
ces pages étranges et toutes spontanées comme on jugerait un essai mûrement
réfléchi, pesé point par point, dans lequel un auteur aurait con-densé toute sa
pensée. Qu’on y prenne garde, je ne veux nullement dire, ce qui serait au
contraire de ma voyance, que la grande, l’unique idée fixe du Rimbaud d’alors, n’est
pas constamment présente dans les lignes de la lettre du Voyant, je prétends
seulement que cette lettre n’en est pas l’expression parfaite et définitive et
que son auteur n’a jamais dû, à aucun moment de sa vie, donner à cette
étonnante réussite d’un instant d’inspiration, l’importance que lui ont
attachée les com-mentateurs. Mais cette réserve, je tiens à bien marquer ce
point, ne vaut que pour la forme. Car on pourrait tirer de la « Saison en
Enfer » nombre de citations qui permettraient d’affirmer que le sec,
terrible récit du drame intérieur n’est, dans sa presque totalité qu’un
commentaire à ce qu’on a appelé la théorie du Voyant. Autrement dit, la
« voyance » aura été l’unique sens de la vie de Rimbaud, tout le
temps qu’il notait ces exemples que sont les « lluminations » et sans
doute aussi le livre perdu de la « Chasse spirituelle ».
Je crois donc donner sa juste valeur à
la fameuse lettre en la considérant, replacée dans l’ensemble de la
correspondance, comme le signe qui livre la vie de Rimbaud à son expérience
surhumaine.
Aussi, comme un document brut
indiciblement précieux où se trouvent mis en jeu, non pas seulement les
éléments psychologiques du « cas Rimbaud », mais les fondements mêmes
de l’éthique et de l’esthétique contemporaines. Enfin, par sa critique du passé
et par la question posée avec une horrible lucidité du sort défi-nitif de toute
tentative humaine, comme le plus poignant résumé des aspirations d’un certain
nombre d’hommes qui sont les seuils que j’aime et au nombre desquels il faut
bien qu’on me range.
Et maintenant, comment me figuré-je ce
qui s’est passé derrière la porte ―, la tornade dans l’âme de
Rimbaud ?
Je vois d’abord, planant dans l’air
supérieur, depuis les premiers âges de l’homme, un Esprit qui est le feu du
vent. Le vent éternel qui dépasse le vent et fait immobile la lenteur des
cyclones et des trombes sur la surface des eaux vivantes. Et le souffle de feu
dans les chaudières de l’empyrée dilate immensément l’éther subtil par tout
l’espace.
Sous la pression de plusieurs mondes,
le souffle de l’Esprit fuse, siffle et tonne par la tête de ses hommes-soupapes,
les voyants. Et « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ».
De même sur la terre de ténèbres, en plusieurs points des horizons du désert
noir, lorsque craque la peau de pierre et s’effondre en cratère, la lave des
volcans fuse dans le tonnerre. Et c’est la même lave qui sort de tous les
volcans. Et celui qui l’envoie est l’unique feu du centre. À certaines époques,
une grande angoisse saisit toute l’humanité qui sent plus horriblement présent
le souffle de l’Esprit. Son message Révélation-Révolution
veut une bouche d’homme. Mais ils sont rares, ceux qui peuvent traduire !
Rien n’a éclaté encore. Et cependant, depuis le début du dix-neuvième siècle,
je sens l’imminence du cataclysme vivant. On peut le suivre à la trace dans les
esprits à jamais marqués de son stigmate, qui l’ont pressenti. À des marques
presque insensibles, mais qui ne trompent pas, certains peuvent reconnaître
qu’il a cherché en vain à s’exprimer par les voix du Blake des « Chants
prophétiques », du Poë d’ « Eureka », du Victor Hugo
de « Ce que dit la bouche d’ombre », du Balzac de « Louis
Lambert », du Baudelaire des « Correspondances » et du Ghil de
« L’Ordre altruiste », tous rendus attentifs par les voix antérieures
du Zohar [1] ou de Swedenborg. Il est bien étrange que Rimbaud omette de citer dans ses
énumérations de « voyants » Gérard de Nerval, l’homme pendu par un
fantôme, l’auteur des « Chimères » et d’ « Aurélia »,
celui qui, avec Rimbaud lui-même, s’est le plus éloigné de la vie de son corps
à la poursuite du rêve réel.
Je vois ensuite un enfant prédestiné,
monstrueusement précoce, dressé contre tout par sa pure révolte, et d’une constitution physique très résistante,
soudain élu, happé tout entier par un retour de flamme de l’Esprit, aspiré avec
un hurlement immense parmi le silence des espaces Et Rimbaud s’est donné tout
entier, en faisant l’abandon le plus tragique de tout ce qui était sa vie
individuelle pour devenir la voix de l’Esprit, le médium, la harpe de nerfs, le
nouveau prophète pétri de véhémence et de colère, vivant de rage froide,
consumé par le feu dévorant qui brûlait son sang, et parlant le langage inconnu
du message.
Le caractère unique, irréductible,
d’une absolue nouveauté de cette
tentative est pour moi dans la sincérité, qu’y a mise Rimbaud, de l’abandon de
lui-même. Je ne puis mieux me faire entendre qu’en comparant son témoignage à
ceux d’Hugo qu’il avait jugé dans sa lettre : « Hugo trop cabochard... trop de Jéhovahs et de
colonnes, vieilles énormités crevées ». C’est que Hugo sans doute aussi
s’est senti saisi par la grande inspiration vers le milieu de sa vie.
Malheureusement, à cette époque, il était déjà un grand homme, un homme connu,
c’est-à-dire emprisonné par l’image qu’avaient de lui ses admirateurs. Il avait
pris une attitude dont il ne pouvait plus se séparer, il avait des options
religieuses, politiques et philanthropiques arrêtées, il avait beaucoup écrit,
il s’était même découvert dans tous les genres littéraires une forme à lui,
étonnamment réussie... et dont il s’était fait un poncif. Il n’a pas voulu
sacrifier tout cela pour suivre l’Esprit dans le désert. Il a préféré tenter
une labo-rieuse conciliation entre les brillants éléments de sa personnalité et
la révélation nouvelle. De là ses derniers poèmes philosophiques de la « Fin
de Satan », de « Dieu », etc., où, pris d’une incroyable
logorrhée, dans le ronronnement sans fin des alexandrins, il cherche à
retrouver sa vision avec son éloquence. Ce sont pour-tant ces poèmes que je
préfère dans l’œuvre de Victor Hugo, malgré leur formi-dable inadaptation, car
derrière les voiles sans nombre des erreurs individuelles, j’y reconnais
souvent la trace fulgurante de Celui-qui-inspire.
L’auteur du « Bateau ivre »,
qui avait, à l’époque où il écrivait ce poème, une per-sonnalité aussi étonnante
que celle de Hugo et qui s’était, lui aussi, forgé une forme nouvelle, aurait
fort bien pu, jusqu’à la fin d’une vie comblée de gloire, à publier chaque
année une œuvre nouvelle et se faire une belle carrière, comme on dit. Mais il
a préféré tout sacrifier pour suivre l’Esprit. Et certains qui ont obscurément
senti le sacrifice immense qu’il consommait à ce tournant de sa vie que marque
la lettre du Voyant, l’ont regretté », triste lâches !
Mais quelque chose brûlait en lui qui
ne lui permettait pas de s’arrêter sur sa voie, de se lier, par quelque
compromis que ce fût, à une vie qu’il refusait de tout le dégoût de son être.
Il lui fallait donner forme aux révélations qu’il portait dans son sein ;
et pour que cette forme ne se figeât jamais, c’est-à-dire ne trahît l’Esprit de
merveille qui le hantait, mais toujours fuyait au fil de lame de l’horizon,
sentant bien que toutes les forces de sa raison lucide, de son individu
autonome ne suffi-raient pas à le retenir jamais, il s’est jeté à corps perdu
dans l’inconnu des rêves, des automatismes et des délires [2].
« Car je est un autre » et
savamment il s’est changé pour
pouvoir faire entrée dans l’inconnu. Puisque le domaine de l’Esprit ne pouvait
pas pénétrer un seul instant dans la zone d’investigation de sa conscience,
telle qu’elle était, il a voulu sortir des limites individuelles de cette
conscience pour, devenu plus vaste, participer directe-ment de l’Esprit,
communier avec lui, enfin être cet
inconnaissable que c’est la seule façon de connaîtr[3].
Ce fut le dur travail, la lente ascèse,
l’effroyable destruction de lui-même se for-çant à la faim et à la soif,
demandant secours aux ivresses de l’alcool et du haschisch, s’appliquant à
créer dans tous ses sens l’hallucination simple, volontaire d’abord ―, puis subie. C’était le prix de son supplice, c’était la porte ouverte
aux ravissements et aux extases. Il pouvait enfin dire : « Quand
j’écris, ce n’est pas moi qui écris, je suis dicté[4]. »
Et l’éclatant brasier de tout son être
a brûlé en deux ans plus que la durée d’une vie humaine, il a vécu en un
instant le cycle de plusieurs générations. Son œuvre a été le passé, le présent
et l’avenir jusqu’à la fin[5].
Dans un dernier élan, il a donné les premières révélations de l’Esprit jusqu’à
la nouvelle mort. Et personne ne l’a compris. Et quand, ayant épuisé toute
écriture jusqu’au dégoût, épuisé lui-même jusqu’au fond de l’âme, il se tut, ce
fut le silence de la fin du monde.
Il avait vu. Mais il n’était pas mort.
Et le feu brûlait toujours en lui.
Juin 1871.
« Brûlez, je le veux, tous les
vers que je fus assez sot pour vous donner. »
Lettre à Banville, 14 juillet 1871.
Le poème que Rimbaud envoyait à
Banville dans cette lettre était : « Ce qu’on dit au poète à propos
de fleurs ». Il demande au pauvre Banville : « Ai-je
pro-gressé ? ».
Banville ne devait pas être
particulièrement apte à apprécier ce genre de « pro-grès ». Un an
après le magnifique poème parnassien : « Credo in unam », voici l’humour terrible, l’humour ravageur de
celui qui a dépassé cette poésie-là...
Août 1871.
La vie extérieure à l’époque des
« expériences » du Voyant qui va retourner à Paris.
Février 1875.
Le drame de Bruxelles est dans le
passé. Verlaine est sorti de prison. Et Rimbaud l’a vu à nouveau. Très peu.
Documents éloquents que ces deux
lettres où il est question du nouveau Ver-laine, du Verlaine converti !
On peut, grâce à elles, se rendre
compte combien Rimbaud, après la « Saison en Enfer », considérait
avec le plus grand mépris et le plus grand dégoût toute idée de conversion au
catholicisme.
À aucun moment de sa vie Rimbaud n’a pu
admettre la soumission à une reli-gion.
À cet égard, et ceci est, je crois,
maintenant définitivement établi,
sans contra-diction possible, toute sa vie n’a jamais été qu’un refus sans
recours, refus de se soumettre à toute loi divine ou humaine.
Un trou de huit années.
Enfin voici, pour clore la série des
documents, l’étrange lettre de Germain Nou-veau, expédiée d’Alger le 12
novembre 1893 à destination d’Aden, d’où Rimbaud à jamais estropié venait de
partir pour la dernière fois.
Et l’appel de G. Nouveau suivit en vain
la trace du moribond halluciné.
D’Aden à Marseille, de Marseille à
Paris, de Paris à Roches et de Roches à Marseille. Trop tard. C’était la course
au cadavre.
Rimbaud, depuis bien longtemps, avait
quitté Paris.
Et « l’homme aux semelles de
vent » avait erré à travers le monde, à la recherche de l’Enfer sur terre.
Les seuls lieux qui le retinrent furent les rives de la Mer Rouge.
Et partout le goût du malheur a suivi
Rimbaud. Partout il a cherché la fournaise, le climat mortel, le labeur qui
exténue, et les souffrances, et le soleil tueur, ah ! le soleil de la mort
qui lui feraient oublier enfin le feu qui le brûlait toujours, qui le rongeait
comme un cancer, l’autre soleil qui tonnait toujours sous son crâne jusqu’à la
fin.
Pourquoi, depuis quelque temps, des
coïncidences de lectures ou de conver-sations viennent-elles sans cesse me
rappeler cette étrange tradition occulte selon laquelle exorciseurs et
sorciers, quand ils veulent dépeupler la vie d’un être ou d’un lieu du spectre
qui le hante, envoient cette âme en peine, toutes les âmes en peine, danser,
danser sur la Mer Rouge ?